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« Ventres jaunes » : ventres creux ou ventres dorés ?

Par Habib Essanhi
Le 02/03/2023 - 14h00

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L’origine de l’expression « ventres jaunes » n’est pas bressane, comme en témoignent les différentes contrées concernées par ce surnom donné à des habitants bien souvent issus de couches défavorisées. En Bresse, l’origine alimentaire semble la plus répandue, même si l’hypothèse des ceintures cousues d’or est également avancée. Alors, ventres creux ou ventres dorés ? Voici un tour d’horizon des différentes versions.

Aux racines de l’expression : les différentes pistes

Une enquête née d’une plaisanterie entre deux Bressans

Au cours d’une discussion, deux natifs de Saint-Étienne-du-Bois, Julien Teppe et Jean Deshenri, évoquent, en plaisantant, les « ventres jaunes ». Le premier interroge son compatriote sur l’origine de cette expression qu’il avait oubliée. Celui-ci évoque alors les gaudes, cette farine de maïs grillée des pauvres dans l’ancien temps. « Cette étymologie me paraît bien simpliste », lui rétorque le philologue, sceptique. Avant de poursuivre : « Je vais voir ça et te tiendrai au courant. » Ce qu’il fait les semaines qui suivent, en consignant ses travaux dans une lettre. Trois origines principales ressortent de son enquête.

Une origine alimentaire

Les habitants du Solognot, dans le Berry, étaient surnommés ainsi en raison de leur alimentation à base de miel. Cette explication est donnée par le Supplément au glossaire du centre de la France, paru en 1869.

Une origine ouvrière

Les ouvrières ardéchoises filant la soie dans le Lyonnais étaient surnommées ainsi. Sans doute en raison du « léger duvet (jaune) des cocons qui s’attachait souvent au tablier », selon Julien Teppe.

Une origine médicale

Une lésion hépatique d’origine paludéenne pourrait être à l’origine de la dénomination « ventres jaunes ». C’est du moins l’explication avancée en 1922 par le docteur Marcel Baudouin, qui songeait alors aux habitants de certaines régions marécageuses (Vendée et Indre).
Hypothèse étayée par le fait que les « indigènes » du comté marécageux de Lincoln, en Angleterre, étaient baptisés Yellow Bellies, soit précisément « ventres jaunes ».

Ces trois versions ont le mérite de reposer sur des traces écrites, raison d’être de la philologie, qui se veut une science des documents écrits. On remarque par ailleurs qu’elles désignent toutes des couches populaires.

Les ventres jaunes, de Jean Anglade : du côté des couteliers

Allons cette fois en Auvergne, et plus précisément dans la ville de Thiers (Puy-de-Dôme), capitale française de la coutellerie. Ici, ce sont les anciens couteliers qui sont surnommés ainsi. Jean Anglade, dans son ouvrage justement intitulé Les ventres jaunes, décrit les conditions pénibles du métier d’émouleur, lequel pouvait parfois impliquer la famille entière : femmes et enfants pour le polissage par exemple.

En voici un extrait : « Couchés côte à côte au-dessus de leurs meules, les émouleurs reçoivent douze heures par jour les projections de grès et de limaille qui font d’eux des ventres jaunes […]. On pourrait en fin de journée les gratter comme des carottes […] dans leur atelier insalubre, obscur, infect. » Position douloureuse, laquelle leur déformait la cage thoracique. Ici encore, on relève le labeur des gens concernés.

Une tenue vestimentaire ?

En juillet 1978, au cours d’une émission de radio sur Europe 1, une auditrice développe une tout autre version : les paysans de Moncontour (Côtes-du-Nord, aujourd’hui Côtes-d’Armor) étaient surnommés « ventres jaunes » du fait qu’ils « portaient des gilets à manche en toile de Lamballe, inusable. On la faisait teindre en bleu… sauf à Moncontour où on la laissait écrue, donc presque jaune ! ».

En Bresse, les deux théories s’affrontent

Partisans des ventres creux…

Dans un article paru dans les Nouveaux Visages de l’Ain, Roger Vaillant donne l’explication suivante : « Les Bressans […] sont surnommés « ventres jaunes ». C’est parce que le maïs est un éléments essentiel de leur nourriture. Ils en font une sorte de bouillie jaune, qu’on appelle « gaude »… Un plat bourratif. ». Ici, c’est donc la version des gaudes qui est défendue.
Le groupe patoisant de Saint-Étienne-du-Bois renchérit sur le ton de l’humour : si on appelle leurs compatriotes « ventres jaunes », « c’est parce que ceux qui ne mangent pas de gaudes ne veulent pas croire que l’on puisse en consommer tant, sans que l’organisme des Bressans en soit marqué à jamais ! ».

…Contre ceux des ventres dorés

L’or au ceinturon des paysans

Dans un article paru dans Le Dauphiné libéré du 25 août 1978, une Bressane de Cras-sur-Reyssouze, madame Bononier, conteste fermement la version des gaudes et affirme : « On dit des Bressans qu’ils ont le ventre jaune parce qu’il y a bien longtemps, les paysans, quand ils allaient à la foire à pied, à des kilomètres, avaient peur des voleurs. Alors, ils cachaient leur pièce d’or dans leur ceinturon. »

La réussite affichée des « richards » du pays

Peu de temps auparavant (mars 1978), lors d’une émission radio sur Europe 1, une habitante de Saint-Amour avait soutenu une version similaire, racontant à l’antenne : « Au siècle dernier, les richards du pays avaient l’habitude, quand ils étaient endimanchés, de laisser leur blouse de toile bleue déboutonnée sur le devant. On pouvait voir ainsi leur grosse chaîne de montre en or qui dépassait des petites poches de leur gilet. D’où leur surnom de ventres jaunes. »

N’oublions pas en effet que les commerçants bressans avaient fait fortune dans la vente de volaille. Comme le rappelle Roger Vaillant, le maïs des gaudes a contribué à la réussite du poulet de Bresse, en augmentant la quantité de l’élevage. Ce qui permit de l’exporter hors de la Bresse. Ainsi, le paysan vendait le poulet à « 20 francs au coquetier » et celui-ci était « revendu 50 francs à Paris… » Ces deux témoignages ont donc tout leur intérêt.

Épilogue… inachevé !

Il ressort de ce tour d’horizon que l’expression « ventres jaunes » n’est pas d’origine bressane. En attestent les exemples du Berry, du Puy-de-Dôme, du Lyonnais, de la Vendée et de l’Indre, et même de Grande-Bretagne. La quasi-totalité des exemples recensés hors Bresse semble avoir en commun la pauvreté dans laquelle vivaient les surnommés, issus de couches populaires voire indigentes : soit en raison de leurs conditions de travail (couteliers de Thiers, ouvrières ardéchoises des filatures de soie du Lyonnais), soit en raison de leur alimentation fruste (miel pour les habitants du Solognot), soit en raison des maladies contractées dans des marais insalubres (maladies proches du paludisme chez les habitants de Vendée, d’Indre, de Lincoln en Angleterre). Seul le témoignage sur les gilets des habitants de Moncontour, dans les Côtes-d’Armor, plaide pour une origine plus « dorée » de l’expression.

Et pour les Bressans ?

Là aussi, la version alimentaire, du fait du labeur du paysan bressan et de la popularité de la bouillie de maïs auprès de nos voisins lyonnais, comtois ou bugistes, semble plus probable que la version « richarde », d’autant plus que la rareté des ceintures de pièces d’or, compte tenu de la pauvreté de la Bresse au XIXe siècle, était manifeste. Or, le succès d’une expression vient aussi du nombre de personnes qu’elle concerne…

Comme l’immense majorité des versions étrangères à la Bresse penche en faveur des conditions de vie difficiles, nous inclinerons temporairement (et modestement !) pour les « ventres creux ». Mais laissons toutefois le dernier mot à Jean Deshenri : « Une enquête folklorique n’est jamais terminée ! »

Sources

Visages de l’Ain, n° 163, juin 1979 (article de Jean Deshenri)
Jean Anglade, 1979. Les ventres jaunes. Éditions Julliard, 324 p.
Nouveaux Visages de l’Ain, n° 6, juin / juillet / août 1999
Collectif, 2000. C’était hier. Mémoire de la vie bressane par les gens du pays. Maison de Pays en Bresse, 197 p.
Le Dauphiné libéré, n° 10 449, 25 août 1978

Photos

Archives municipales de Bourg-en-Bresse